Au lendemain des dernières élections européennes et après avoir écouté un bon nombre d’émissions télévisées de tous horizons, j’ai voulu me pencher sur ce sujet en l’analysant d’un point de vue culturel : évidemment l’existence d’enjeux politiques et économiques de taille rend l’exercice complexe et impose la plus grande prudence, mais il est tout de même possible d’apporter quelques éléments d’éclairage.
Je me suis surtout inspirée de la table ronde « Emploi et contrat social en Europe », qui a eu lieu à la Maison de l’Italie de Paris le 17 avril 2019, animée par Piera Tortora, (OCDE[1]) et Francesco Saraceno (Sciences Po). L’événement était organisé par le groupe « Pensiamo l’Europa » (pensons l’Europe)[2].
L’emploi et le contrat social en Europe
Parmi les enjeux principaux de l’UE en ce moment – bien illustrés par Alfonso Arpaia (Économiste et Vice-Directeur des Réformes Structurelles et de la Compétitivité à la Commission Européenne) -, l’emploi figure certainement parmi les priorités.
Les diverses conditions de l’emploi rendent plus ou moins attractifs les pays à l’intérieur de l’UE : des niveaux de salaire, une pression fiscale et un dialogue social très différents génèrent de la concurrence interne (dumping) entre les employeurs, qui se disputent les meilleures ressources sur le marché du travail (ainsi que les meilleurs contribuables).
Parmi les mesures pour réduire ce déséquilibre, Romina Boarini (Conseillère du Secrétaire Général et Coordinatrice de l’initiative à l’OCDE), évoque le Projet de Croissance Inclusive, institué par l’OCDE en 2012, qui se fonde sur la réduction des inégalités ayant un impact sur la cohésion sociale, la confiance des citoyens dans leurs classes dirigeantes et, par conséquent, sur la croissance.
Aujourd’hui je pense que l’on peut dire que les résultats électoraux des élections européens 2019 confirment cette tendance.
Beaucoup de mesures peuvent contribuer à cette réduction des inégalités : on pourrait s’occuper par exemple de la fiscalité, très différente entre les pays de l’UE, et du salaire minimum, déjà présent dans certains pays (en France, par exemple : le SMIC), mais pas chez tous (en Italie, il est à l’étude) [3].
Mais la condition sine qua non pour que ces mesures puissent être efficaces et ne pas générer du dumping d’un pays à l’autre grâce à la mobilité des personnes et des capitaux, il faudrait que ces mesures soient horizontales et transverses à tous les pays, ce qui pose un problème de taille depuis longtemps. Pourquoi ? Il y a plusieurs aspects que nous pouvons explorer, mais, par souci de synthèse, je vais me concentrer sur la France et l’Italie et me limiter à 2 dimensions : le niveau de centralisation de l’Etat et le rôle de l’Etat dans l’économie.
Centralisation vs. Décentralisation
Si on regarde la carte de l’Europe et que l’on en connaît un peu l’histoire des pays, on peut facilement identifier les pays qui ont une longue histoire en tant qu’états nationaux, comme la France, l’Angleterre (pas la Grande Bretagne ou le Royaume Uni) et l’Espagne, et ceux qui sont récents, comme l’Italie, l’Allemagne et les pays de l’ex-Yougoslavie (dans leurs configurations actuelles).
Souvent, l’ancienneté du pays s’accompagne d’une tendance plus ou moins forte à la centralisation politique et administrative de l’État, même s’il ne s’agit pas d’une loi établie. On peut aussi regarder les époques où les pays ont le plus prospéré et quelles en étaient les conditions.
Si l’on met ensemble ces deux variables, on peut déjà observer quelques éléments de compréhension.
La France a réalisé assez tôt (entre les XVème et XVIIIème siècles) la centralisation de l’État (déjà presque achevée en 1643) à travers une politique fondée sur quelques principes fondamentaux :
- L’intérêt de l’État passe avant tous les autres intérêts du royaume
- Le roi est le premier serviteur de l’État (Louis XIV a même considéré qu’il incarnait l’État)
- « L’État moderne » impose le français, langue du pouvoir central, à l’ensemble du pays en 1539 (Ordonnance de Villers-Cotterêts)
- Louis XIV (1643) renforce le pouvoir du roi afin de concentrer les décisions financières, religieuses, politiques et administratives à Paris (Versailles). Le Conseil du roi devient l’outil principal de cet État fort et centralisé.
Ceci a pu se faire au prix du « sacrifice » de certains éléments identitaires locaux, comme la langue (pensons à l’euskera des Pays Basques) ou la religion (pensons aux guerres de religions entre Catholiques et Protestants, comme les Cathares dans le Sud-Ouest), qui sont parmi les marqueurs culturels les plus forts. Cela n’a pas été sans conséquences, évidemment.
A la même époque, l’Italie était encore complètement fractionnée et le pouvoir politique et économique était dans les mains de quelques familles de l’aristocratie et de la bourgeoisie marchande (les « signorie ») :
- Des Duchés et Royaumes sous la domination espagnole (Milano, Napoli, Sicilia, Sardegna)
- L’État de l’Église, qui occupe toute la partie centrale de la péninsule
- Des Républiques, Duchés et Grands Duchés « amis » de l’Espagne (Ducati di Parma, Piacenza, Modena, Mantova, Monferrato, Repubblica di Genova e Granducato di Toscana)
- Des Républiques et Duchés indépendants (Ducato di Savoia, Repubblica di Venezia).
Malgré un environnement politique très instable et l’absence totale d’une autorité centrale pour régler les conflits internes, il s’agit de la période la plus florissante de l’histoire italienne, qui a donné au pays la prospérité économique et la Renaissance. Ce bien-être – bien que relatif et instable – se fondait sur des principes totalement différents par rapport à la France :
- L’autonomie et la capacité à se maintenir des villes, duchés, royaumes et républiques, afin de préserver leur liberté (et même leur indépendance)
- Des rapports commerciaux intenses, avec le minimum d’intermédiaires (pour éviter des coûts supplémentaires)
- Des jeux d’alliance avec les plus puissants, afin de préserver la paix et protéger le commerce.
Ces éléments ne sont évidemment pas suffisants pour tout expliquer, mais ils peuvent fournir quelques clefs de lecture sur les raisons qui font que France et Italie ont une vision totalement différente du rôle de l’UE et de leurs rôles respectifs dans le cadre de l’UE, et ceci au-delà des forces politiques qui sont au pouvoir.
L’État Providence et le principe d’égalité vs. la logique du contrat et la loi du marché
Chaque pays a une sensibilité différente concernant le rôle que l’état doit jouer dans l’économie : par conséquent, la fiscalité et la loi du travail diffèrent beaucoup d’un pays à l’autre, ainsi que le poids des syndicats. Cela dépend en partie d’une approche plus ou moins égalitaire [4] de la société, dont l’État se doit d’être garant, ou pas.
En France, par exemple, l’état est plutôt présent dans la vie de ses citoyens au quotidien. Les citoyens, de leur côté, s’attendent à ce que l’État les accompagne et les prenne en charge (si besoin) dans chaque étape de leur vie (État Providence), similairement à d’autres Pays du Nord de l’Europe, comme la Scandinavie.
Là, l’État assure la redistribution de la richesse à travers une fiscalité progressive qui, dans sa totalité (impôt sur les revenus et cotisations sociales), est la plus élevée d’Europe [5] même si, en regardant de près, l’imposition sur le revenu est plus faible qu’en Italie, qu’en Allemagne et dans les pays du nord de l’Europe [6]. A part l’Italie et la Grèce – où les causes pourraient être recherchées dans l’impact de l’évasion fiscale -, dans les autres pays cités, on retrouve également l’approche d’État Providence.
L’État règle aussi la relation entre entreprises et salariés à travers des procédures très précises en matière de contrat, d’horaires de travail et de salaire : non seulement il y un salaire minimum (SMIC [7]), mais il y a aussi des négociations annuelles (de salaire) obligatoires entre l’entreprise et les syndicats.
En même temps, la relation entre Etat et citoyens est beaucoup plus conflictuelle : les citoyens sont très exigeants envers leur classe dirigeante, à tous les niveaux de la société :
- La sphère politique (les « gilets jaunes » en sont une manifestation évidente)
- L’éducation, dans la relation corps enseignant-corps étudiants
- L’entreprise, dans la relation patronat-salariat, où les parties sociales jouent un rôle parfois très dur et n’ont pas peur d’aller au conflit (la France est le pays avec le plus grand nombre de jours de grève par an au monde) [8]. Sur ce point, dans d’autres états également présents dans la vie économique des entreprises (comme l’Allemagne), le pouvoir de négociation des parties sociales est très élevé (grâce à une tradition de co-gestion), mais se fonde davantage sur le consensus, car la tolérance au conflit est très faible.
Ceci n’a rien d’étonnant pour un état qui se veut égalitaire et qui considère qu’il est de son ressort de rééquilibrer le cadre socio-économique du pays et de réduire le plus possible les inégalités : ceci s’explique par l’histoire de la France, imprégnée d’une forte influence catholique qui prône l’égalité (et condamne la vulgarité de l’argent) et marquée par une Révolution française, qui a mis fin brutalement à des siècles de fortes inégalités entre aristocratie, clergé et « peuple [9] ». Dans la réalité, la situation est moins nette que cela et la société a retrouvé la façon de rétablir les inégalités de façon différente, mais nous n’allons pas aborder ce sujet ici.
D’autres pays refusent que l’État se mêle de la vie économique et préfèrent que les entreprises et les salariés se débrouillent par eux-mêmes, selon une logique contractuelle, pour fixer le temps de travail et la rémunération dans une logique de l’offre et de la demande. C’est le cas des pays anglo-saxons concernant le niveau de salaire et de la Finlande et de l’Angleterre qui ne fixent pas de temps de travail (délégué aux branches). En Italie (où il y a un haut niveau de désaffection, voire de méfiance, des citoyens envers l’État, considéré comme éloigné et inefficace), si le temps de travail est fixé à 40 heures / semaine (avec possibilité d’étendre à 48 heures) avec déclenchement d’heures supplémentaires au-delà, le niveau de salaire est délégué aux branches. Dans ces états, le rapport aux inégalités est différent : en règle générale, ils laissent l’équilibre s’auto-réguler par l’action des individus, considérés comme responsables au sein de la société. Cette approche provient des cultures protestantes, où chaque personne est responsable de sa réussite au même titre que de son échec (par exemple dans le monde anglo-saxon), mais on la retrouve aussi en Italie, où elle s’est affirmée avec la Renaissance, malgré la forte influence du catholicisme (« Homo faber fortunae suae »).
Finalement, au-delà de l’aspect culturel, il ne faut pas oublier que tous les pays ne possèdent pas les mêmes ressources en matières premières et compétences : ils ont donc développé une économie axée sur des industries différentes, avec des excellences et des pénuries différentes. Ils ont donc besoin de typologies de main-d’œuvre différentes : par exemple le manque de personnel dans l’Europe de l’Est, où les niveaux de salaire étant bas, les conditions de rémunération en Italie sont beaucoup plus intéressantes. En même temps, beaucoup de chercheurs italiens rejoignent la France, l’Allemagne ou l’Angleterre pour un meilleur niveau de vie.
Conclusions
Personne ne pourrait fournir une solution clé-en-main pour résoudre les problèmes de l’UE, évidemment, mais on peut au moins apporter un éclairage aux lecteurs qui s’interrogent sur ce qu’il se passe et pourquoi.
Une bonne connaissance de l’histoire des pays de l’UE et de leurs valeurs fondatrices permettrait d’en comprendre les enjeux : qu’est-ce qui est vraiment important pour les uns et les autres ? Qu’est-ce qui, en revanche, est totalement inacceptable ? Sur quels principes et valeurs les uns et les autres ont bâti leur civilisation et quels sont les piliers de leurs Etats ?
Le futur d’une Europe réellement fédératrice passe peut-être pour une configuration différente, à géométrie (plus) variable, du rapport entre la souveraineté centrale et de la souveraineté des États : il s’agit probablement de positionner le curseur différemment sur les diverses thématiques et décider ensemble lesquelles peuvent être centralisées au Parlement européen (à l’aide d’un gouvernement européen ?) et lesquelles doivent demeurer de la compétence des pays.
Je ne peux que clôturer en souhaitant buon lavoro (bon courage) aux parlementaires qui viennent d’être élus, car les défis qui les attendent sont de taille et nécessitent de trouver une nouvelle façon de penser cette UE.
[1] Organisation de coopération et de développement économiques.
[2] Le groupe, constitué d’italiens et d’italianophones à Paris, a comme objectif la discussion autour du futur de l’Europe.
[3] Le salaire minimum oscille en 2019 entre 286,33 euros brut par mois en Bulgarie et 2 071,10 euros au Luxembourg, même s’il faut tenir compte de la pression fiscale et du niveau de vie (source : Eurostat).
[4] Dans un état égalitaire, les humains sont des égaux amenés souvent à jouer des rôles différents, contrairement à un état hiérarchique où la société et les organisations doivent être socialement stratifiées pour fonctionner convenablement (selon la classification proposée par Philippe Rosinski).
[5] Source : Eurostat et OCDE.
[6] Source : OCDE, 2018. Méthode : ensemble de l’argent des impôts et des cotisations sociales récolté dans l’année en % du PIB.
[7] Salaire Minimum de Croissance.
[8] Source : Institut der Deutschen Wirtschaft. Modalité de calcul : nombre de jours de travail perdus à cause de la grève pour 1 000 salariés entre 2007 et 2016.
[9] Où par « peuple » on entend « Tiers Etat », la classe sociale la plus défavorisée.