La langue structure-t-elle notre façon de penser ?

Catégorie: Expat | Squadra
Date: 20 février 2019
Auteur: Sara Gallinari
A propos de l'auteur: De nationalité italienne, Sara a plus de 15 ans d’expérience dans des rôles RH au sein de grands groupes internationaux, en Italie puis en France – où elle vit et travaille depuis 2007. En 2017, elle a décidé de partager son expertise dans les relations entre la France et l’Italie, en créant AI°FI.

Il existe environ 7 000 langues parlées aujourd’hui. Elles ont des sons différents, des vocabulaires différents et, surtout, des structures différentes. Une question se pose depuis des siècles : est-ce que la langue que nous parlons structure notre façon de penser ou est-ce l’inverse ?

Avoir une autre langue, c’est posséder une deuxième âme

Charlemagne

Qu’est-ce qu’un nom ? Ce que nous appelons rose sous tout autre nom sentirait aussi bon

Shakespeare, « Romeo e Giulietta »

Lera Boroditsky nous illustre comment la façon de communiquer, notamment à travers le langage verbal, peut traduire une façon de penser.

Quelques exemples : pour rester dans le significat de certaines constructions d’usage commun, « Comment ça va ? » peut se traduire en « How are you doing? », qui ne veut pas dire la même chose.

En ce qui concerne la façon de lire le langage écrit, si on s’exprime dans une langue européenne, on la lira de gauche à droite alors qu’en hébreu ou en arabe, on lira de droite à gauche et dans une langue du Moyen-Orient, on rajoutera la dimension verticale, de haut en bas. Ce qui change complètement la façon de structurer le langage.

Sans compter le genre des mots, qui sont masculins dans certaines langues et féminins dans d’autres (il existe parfois aussi le neutre, comme en allemand), ou la syntaxe des événements, plutôt impersonnelle dans certaines constructions (« Il a fait tomber le verre » vs. « Le verre est tombé »).

Il s’agit d’éléments qui peuvent paraître anodins, mais qui en disent beaucoup sur la façon de conceptualiser et surtout, qui peuvent générer bien des malentendus. Si je dois tracer un parallèle entre la langue française et la langue italienne, je vois par exemple 3 différences de taille :

  • les nuances. J’ai toujours été surprise de voir combien de mots traduisent en français les nuances de l’amitié : pote, copain/copine, ami(e) … certains parmi eux traduisent aussi les relations amoureuses, qui à leur tour peuvent être traduits par conjoint(e), chéri(e), compagnon/compagne, concubin(e), mari/femme ou époux/épouse … En italien, il existe seulement ami(e) en amitié… ou alors rien du tout, à moins de définir quelqu’un comme une simple connaissance, comme en français. Pour les relations amoureuses, on différencie par rapport au statut, officiel (mon mari/ma femme) ou pas (mon homme/ma femme alors que époux/épouse appartient à un registre très soutenu et conjoint(e) plutôt au langage juridique). Concubin(e) est très péjoratif et traduit plutôt la notion d’aimant/maîtresse ! De plus, chez les jeunes, la relation sentimentale s’exprime plutôt avec mon « ragazzo » / ma « ragazza », qui en français se traduit par mon garçon / ma fille, c’est-à-dire mon fils / ma fille … d’où de nombreux malentendus, parfois drôles – et parfois moins. Cela n’a rien de surprenant, si on sait que le registre de communication italien est beaucoup plus direct et moins nuancé que le registre français, d’où l’absence de mots intermédiaires. Par ailleurs, le seul statut officiel en Italie a été pendant longtemps le mariage, d’où l’absence d’autres dénominations.
  • la construction impersonnelle et passive. J’ai particulièrement été frappée la première fois où j’ai entendu parler d’une agression par la construction « (elle) s’est faite agresser ». Ma réaction immédiate a été le choc, car j’estimais qu’elle n’était pas responsable de l’agression ! De la même façon que j’ai eu du mal à comprendre qui était à l’origine d’une décision « qu’on avait prise »… mais qui l’avait prise ? Autre élément à reconduire au registre plutôt explicite de la langue italienne, où la responsabilité des actions est attribuée de façon beaucoup plus directe.
  • la double négation. J’avoue qu’il m’a fallu du temps pour m’orienter parmi les « ce n’est pas faux… », « il n’est pas moins vrai que… », « on ne peut s’empêcher de croire que… ». La beauté d’une langue peut être son manque d’accessibilité : la langue française s’est construite dans le but de marquer une différence avec les langues considérées comme moins nobles, ainsi que pour différencier les personnes maîtrisant l’art du langage, car il s’agissait d’une langue de cour, parlée dans le monde de la diplomatie dans toute l’Europe. L’italien, au contraire, est le fruit d’un syncrétisme entre le latin, langue officielle de l’Église de Rome, et de toutes les langues « barbares »[1] qui ont « pollué » la langue officielle et l’ont transformée en une nouvelle langue, que Dante Alighieri a sublimée dans la « Divina Commedia », le « volgare »[2], qui devait être compréhensible par tous les habitants de la péninsule italique, qui provenaient de beaucoup d’endroits différents.

Voici une vidéo très éclairante qui peut ouvrir beaucoup de nouveaux champs d’observation, notamment quand on s’exprime en plusieurs langues, et qui peut aussi nous éviter quelques impairs. Elle nous donne l’occasion de nous poser des questions peut-être nouvelles : « Pourquoi est-ce que je pense ainsi ? » ; « Pourrais-je penser différemment ? » ; et aussi : « Quelles pensées est-ce que je veux créer ? ».

Bon visionnage !

[1] Les Romains définissaient « barbare » ce qui n’était pas romain, tout simplement.

[2] La langue du « vulgus », le peuple.

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